dimanche 27 décembre 2015

“Noël Cruel” par Georges Thonon.



Ukraine, 24 décembre 1943.


Cette école de sous-officiers de la Waffen SS de Posen-Treskau avait une réputation de rigueur et de sévérité. Ce qu’on en racontait était toutefois largement au-dessous de la réalité… Sur la cinquantaine de candidats, une trentaine avaient été éliminés, ce qui était encore fort honorable pour des « Germains au rabais » tels que nous … Les vingt rescapés s’étaient retrouvés avec des galons tout frais et un ordre de mission. La destination de l’ordre était malheureusement le front de l’est, au lieu du congé promis.

Voilà pourquoi nous étions là, dans la nuit de Noël 1943 entassés dans ce wagon de marchandises en route pour Tcherkassy à essayer de dormir en oubliant le destin. Les parois du wagon étaient blanches du givre formé par la condensation de nos respirations. La température extérieure devait se situer en dessous de moins 20 degrés; la porte à glissière et les trous de notre carrosse vermoulu laissaient passer un courant d’air capable de congeler en un temps record tout membre laissé à sa portée.

Nous ne pouvions dormir longtemps et complètement par un froid pareil. Nous somnolions tout au plus par intermittence. Pour gagner un peu de chaleur, nous étions collés les uns contre les autres; la chaleur humaine était la seule que nous pouvions nous payer.

A l’école, nous étions trois amis plus liés parce que venant de la Jeunesse Rexiste où nous nous étions connus. Au gré des événements et des affectations, nos destins avaient suivi des voies plus ou moins parallèles.

Au début de la soirée, nous avions d’abord tué le temps en évoquant les soirées passées chez nous. Mais à l’incertitude de notre avenir, s’ajoutait l’idée de l’inquiétude de nos parents qui nous attendaient en vain. De plus, à cause de l’itinéraire erratique de notre convoi, notre ravitaillement semblait interrompu: nous n’avions plus rien à nous mettre sous la dent.

Vers le milieu de la nuit, l’un de nous trois s’était endormi. Nous restions deux à échanger de temps à autre une bribe de phrase, tandis que le train continuait sa marche cahotante. Puis nous avons fait silence, les autres dans le wagon aussi.

Ceux qui ne dormaient pas, ruminaient probablement les mêmes pensées, regrettant les jours de paix, leur lointain foyer et ceux qui y étaient restés. Chaque tour de roue nous en éloignait un peu plus et nous allions vers un avenir sombre qui nous réservait un éventail de possibilités peu réjouissantes.

Sur cette unique voie restée libre, nous nous dirigions droit dans la gueule du loup; l’encerclement se refermait inexorablement. Mais cela, nous l’ignorions…

Le destin qui nous attendait allait dépasser en horreur et en cruauté ce que nous avions vécu jusque-là. 


A un moment, le train s’arrêta. Faisant glisser légèrement la porte du wagon, nous aperçûmes la campagne russe enneigée sous la lune. Tout était vide, glacé, gelé, immobile. Pas une isba à voir, pas trace de vie, rien, personne. Seul signe de vie dans cet univers mort, la locomotive soufflait sa vapeur, lentement, en cadence.

Qui nous avait embarqués dans ce congélateur ambulant, dans cet univers hostile et mort, pendant cette sainte nuit de Noël dont nous espérions au moins un peu de paix et de chaleur ?

Qu’allions-nous trouver à la fin de ce voyage au bout de la nuit ? A quoi serviraient toute cette peine, cette souffrance, cette solitude ?

Pensions-nous à tout cela, ou tout simplement au vide de nos estomacs et au froid qui nous pinçait de partout ?

A ma montre, il était passé minuit. Sortant de son sommeil, l’un de nous trois dit avoir fait un rêve étrange : l’un de nous était mort, mais il ne pouvait savoir qui. Et au moment où il allait voir qui était mort, il avait été réveillé par l’arrêt du train…

Je ne sais plus quand nous sommes arrivés à destination. Nous avons été affectés à la même compagnie, mais du fait que nous étions dispersés sur un front assez long, je n’ai pratiquement plus revu mon ami avant le 14 janvier 1944.

Dans l’obscurité qui précédait l’aube, il attendait calmement le moment de se mettre en route avant de monter vers la forêt de Teklino à la tête de son groupe. Passant devant lui, je lui ai fait un signe d’amitié de la main, il a répondu de même.

L‘assaut a débuté vers six heures du matin. Il est mort deux heures plus tard, d’une balle en pleine tête. Il a été touché de deux balles explosives : une première qui a touché l’épaule droite, une seconde dans la figure, ne laissant qu’une bouillie sanglante, mélange d’os, de chairs et de cervelle. Il a souffert de la première balle, pas de la seconde.

Une centaine de gars sont morts pour prendre ces huit kilomètres de forêt. Cela a duré cinq ou six jours.

« Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles. Couchés dessus le sol à la face de Dieu. » (Charles Péguy)

Ceux qui nous ont relevés ont perdu la forêt après trois jours.

Mon ami a été enterré à Korsun avec tous les autres. Leurs tombes ont été transférées à Kiev. J’ai revu sa mère après sa mort, je ne savais que lui dire, que dire à la mère dont le fils est mort ? Comment mentir quand elle vous demande des détails à propos de sa mort ? Elle savait combien nous étions liés. Les choses maladroites que je lui ai dites ont-elles pu traduire la valeur de notre amitié ?


Où es-tu, Hebbelinck ?



Georges Thonon.

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