mercredi 20 janvier 2016

Témoignage du martyre allemand, mais aussi de l’esthétique nationale-socialiste


En route vers la salle de concert d’une petite ville de Rhénanie, nous nous mettons à la recherche d’un restaurant. Mais le coin de banlieue que nous parcourons ressemble plus aux bas-fonds les plus sordides de Molenbeek qu’à un paradis gastronomique. Aussi décidons-nous de revenir à la voiture, mais en prenant une petite rue qui nous semble un raccourci.

Heureuse initiative, car nous tombons soudain en arrêt devant une magnifique mosaïque figurant l’envol de trois aigles !

Mais pas n’importe quels aigles: de véritables « Hoheitsadler » fendant les airs, des aigles impériaux à l’assaut du ciel ! Nous écarquillons les yeux et prenons un peu de recul pour voir à quel bâtiment nous avons affaire: une imposante bâtisse carrée d’une bonne vingtaine de mètres de haut, percée de fines meurtrières aveugles.
En en faisant le tour, nous découvrons une poterne condamnée, sommée d’une espèce de clef de voûte fixée au sommet d’une arche de briques sous la corniche: y est sculpté le profil gauche d’un aigle héraldique « regardant à dextre » (tout souillé par les déjections de pigeons) surplombant les quatre chiffres en relief indiquant l’année de construction: 1941.

P
as de doute, nous sommes bien en présence de rarissimes témoignages artistiques de l’époque nationale-socialiste, toujours heureusement in situ (même sans le moindre entretien) car sans doute complètement oubliés.

Que peut bien être cet immeuble? Comment un tel bâtiment- si évidemment rescapé de l’époque maudite par excellence- et ses décorations "typées" ont-il traversé les décades presque intacts, n’étaient les traces d’abandon évident ?...
Une rapide recherche nous a fourni ce que nous pensons être l’explication.

Dès l’ouverture des hostilités en 1940, après la déclaration de guerre anglo-française de 1939, l’aviation britannique a entrepris de bombarder régulièrement et systématiquement toutes les agglomérations allemandes, de la région puissamment industrialisée de la Ruhr tout d’abord, du pays entier par la suite. Et ce, pour des raisons stratégiques qui pourraient sembler compréhensibles s’agissant des usines participant à l’effort de guerre, mais surtout dans l’espoir stupide autant que criminel, s’agissant des villes et des villages, de saper le moral de la population et l’amener à se retourner contre ses dirigeants qui venaient de lui rendre la prospérité en même temps que l’orgueil de ses racines et de sa culture.

Pour se faire une idée de l’ampleur de ce véritable plan génocidaire du peuple allemand, il faut absolument lire le livre L’Incendie, L’Allemagne sous les bombes 1940-1945, de Jörg Friedrich (Editions de Fallois, 2006).

C’est ainsi que toutes les municipalités de Rhénanie (et d’ailleurs) résolurent rapidement de construire un vaste réseau de « Luftschutzbunker », ou bunkers de protection aérienne de la population, cible privilégiée de ces bombardements de terreur. Notre bâtiment en serait un témoin original toujours debout.

Ces édifices impressionnants et parfois gigantesques construits pour résister aux bombes, –et, en définitive, défier aussi le temps–, existent encore aujourd’hui très nombreux. Certains ont été transformés en habitations, en restaurants, en pistes d’escalade, en squats d’artistes, en musées (Berlin, Emden, Oberhausen, Hambourg,…) ou sont à vendre (un bunker de 700 m² est actuellement à vendre à Neudorf pour vingt mille euros; un autre, colossal de 2500m², vient de l’être à Francfort à un agent immobilier néerlandais pour quatre millions d’euros !... Dans ce cas, il est à craindre qu’ils soient détruits pour faire place à des projets immobiliers (commerces, logements,…).
Le plus grand bunker de Francfort va faire place à un
immeuble de 44 appartements et penthouses

Il en existe de fort originaux en forme de cigare ou d’obus et de capacité variable (entre 160 et plus de 500 personnes), appelés « Winkelturm » du nom de son concepteur, originaire de Cologne, Leo Winkel (1885-1981). Ces tours pointues, rondes et oblongues, de 8 à 10 mètres de haut, le plus souvent construites près des gares et des usines, étaient censées n’offrir qu’une surface d’attaque tellement réduite aux bombes que celles-ci devaient glisser sur le béton sans exploser. L’histoire n’a en effet retenu qu’un seul exemple de Winkelturm endommagé: à Brême, le 12 octobre 1944, une bombe explosive américaine parvint à toucher le bunker de plein fouet, mais on ne compta que cinq victimes.

Il existe un Cologne Research-Institute of Fortification Architecture (CRIFA) qui organise régulièrement des visites guidées d’un impressionnant Winkelturm de la banlieue nord de Cologne, d’une hauteur de 29 m et d’une capacité de 600 personnes, absolument intact et encore pourvu de tous ses équipements.
Ce bunker de Cologne se visite gratuitement tous les
troisièmes samedis du mois, de 14 à 16h. Rendez-vous sur
place, 2 Neusser Landstrasse, Köln-Niehl.
Info: www.crifa.de

À propos des Winkelturm, il nous semble intéressant de citer le témoignage de F.K. Gruber qui, à dix-huit ans en mars 1941, décida d’aller vérifier sur place les ragots colportés sur l’Allemagne nationale-socialiste, en s’engageant tout d’abord comme travailleur volontaire, puis, convaincu, en faisant des pieds et des mains pour rejoindre, dès décembre 1941, la Légion Wallonie. Il écrit ainsi dans son livre Nous n’irons pas à Touapse, à propos de ses premières expériences de « Profil-Richter » (rectificateur de profilés en aluminium pour avions) à l’usine Felten und Guilleaume située à Köln-Mülheim:

« J’ai trouvé un moyen d’allonger mes “week-ends”. Chaque fois que je le peux, je sollicite les poses de nuit. […] Comme les alertes ont lieu surtout la nuit, je fais aussi le service de garde d’incendie (Brandwache), tout en haut de ces immenses tours-abris, en forme de champignons. Les alertes aériennes, vues de là-haut, sont un spectacle assez sensationnel. Les projecteurs antiaériens, dont les faisceaux qui se croisent haut dans le ciel font souvent apparaître un avion ennemi qui tente d’y échapper, les tirs de la “Flak”, l’explosion des bombes ou les feux allumés par les bombes incendiaires, tout cela conjugué, provoque des scènes jamais vues. Les actualités sur le vif ! Les dégâts, lorsque je vais les voir, me semblent chaque fois moins importants que ne pouvaient le laisser supposer les engagements de la nuit, du moins en cette première moitié de l’année 1941 ! Ce ne sera plus vrai bientôt ! »

Le Winkelturm où F.K. Gruber a probablement « officié » a été démoli après la guerre pour les besoins de l’entreprise qui poursuit toujours aujourd’hui ses activités de tréfilerie sous la raison sociale « DWK Drahtwerk Köln GmbH ». La tour se trouvait à proximité immédiate de l’usine, au numéro 24 de la Schanzenstrasse et devait sa forme de champignon au fait qu’elle était du « type 2c », « Kuppelkrempe mit Sichtscharten », c’est-à-dire sommée d’une coupole et munie de trois meurtrières d’observation. Ces meurtrières étaient plus larges que hautes et fermées par un verre très épais marqué de lignes de repère afin de permettre à l’observateur de situer précisément et rapidement aux services de secours les lieux où leur intervention était nécessaire. La disposition des meurtrières permettait d’embrasser l’horizon sur 360°. Des tours identiques existent encore aujourd’hui, par exemple, à Hanovre ou à Darmstadt
Winkelbunker en forme de champignon, tel que
décrit par F.K. Gruber dans ses souvenirs
(ici, à Hanovre, Güterbahnhof Hainholz).

Près de deux cents Hochbunker der Bauart Winkel ont été construits, il en reste quelque septante-cinq, qui sont en principe protégés aujourd’hui en tant que monuments historiques (info: www.bunker-whv.de).

En général, ils ne présentent aucune décoration extérieure. Ce qui n’est pas nécessairement le cas des autres bunkers (dont le « nôtre »): leur architecture doit leur permettre de se fondre dans l’environnement urbain. Un bel exemple de tel bunker « décoré » (d’un aigle aussi, mais héraldique celui-là) se trouve à Hambourg. Il est de construction circulaire et se trouve le long de l’Elbe, transformé en Biergarten: la porte d’entrée est surmontée d’un magnifique relief sculpté représentant un formidable aigle impérial (privé de sa svastika, tout de même !). Il s’agit d’un bunker circulaire de béton recouvert de briques, construction typique de l’architecte Paul Zombeck, qui breveta son système à Dortmund en 1937 (il en reste une dizaine d’autres à Hambourg) mais qui perdit le procès que lui intenta Leo Winkel pour « violation de brevet », c’est-à-dire plagiat.
Bienvenue au restaurant portugais Galego,
à Hambourg ! (info: www.galego.de)

Mais revenons à « notre » bunker, également placé sous le signe de l’aigle, et qui n’étant pas un « Winkelturm », ne jouirait malheureusement pas nécessairement d’une protection au titre de « monument historique » (on lui a cependant encore trouvé une utilité toute contemporaine puisque son toit accueille des antennes de téléphonie mobile). Il semble donc tranquillement oublié dans sa banlieue déshéritée, et c’est probablement tant mieux pour sa survie. Quoiqu’en regardant la mosaïque de plus près, on se rend compte qu’une main étrangère et inexpérimentée est intervenue pour « réparer » quelques « trous » ou pertes de morceaux de mosaïque: dommages dus à la guerre, au vandalisme ou aux ravages du temps ? Toujours est-il que les réparations sont effectuées maladroitement, avec les moyens du bord, c’est-à-dire de petits blocs de mosaïque blancs, rouges, gris, jaunes, turquoise,… tels qu’on pouvait en voir dans nos salles de bains des années septante ou quatre-vingt Peut-être est-ce le signe que ce magnifique tableau bénéficie quand même d’une surveillance discrète de la part de son entourage ? Il est en tout cas symptomatique que l’immeuble échappe à l’inévitable pollution urbaine que constituent les « tags » défigurant les façades privées des alentours…


Espérons que ce soit le cas, que les habitants de l’endroit se souviennent des services inestimables qu’il a certainement rendus à leurs parents et qu’ils tiennent vraiment à ce monument qui fait partie intégrante de leur environnement et de leur histoire. D’autant plus que c’est le seul, à notre connaissance, qui, en plus de son modeste bas-relief à tête d’aigle, s’orne aussi et surtout d’une remarquable mosaïque aux aigles en envol, d’auteur malheureusement inconnu. Ce qui ne nous permet pas d’identifier avec certitude le sujet, car il ne s’agit pas simplement de la représentation de trois aigles en envol, mais de la probable illustration d’un récit (mythique, populaire, politique ?), puisque le premier aigle tient manifestement quelque chose dans ses serres (rouleau, parchemin, drapeau ?), alors que les deux autres ont les griffes ouvertes…

Sans autre information sur l’auteur et le contexte de l’œuvre, il semblerait difficile de pouvoir avancer dans l’interprétation du sujet. Néanmoins, nous pensons pouvoir nous risquer à une lecture de la mosaïque, après avoir trouvé une bague qui n’est pas sans présenter des similitudes avec notre représentation. Elle reproduit en effet l’emblème des Luftnachrichten-Regimente, unités de transmission de la Luftwaffe.
L’emblème des Luftnachrichten-Regimente se
distingue de celui des chasseurs de nuit par l’éclair dans
les serres et, empiétant sur l’écusson principal, un emblème
à l’éclair orienté vers le haut, pourvu de deux ailes
.

Elles dépendaient directement des légendaires escadrons de chasseurs de nuit, les Nachtjagdgeschwader, formations qui, dès 1940, se couvrirent de gloire dans la défense de toutes les villes, à commencer par celles de la Ruhr, soumises aux bombardements intensifs et surtout nocturnes des armadas aériennes anglo-américaines.

L’emblème figurant sur la bague est identique à celui des chasseurs (un aigle fondant sur sa proie, sur fond d’éclair) à ceci près que l’aigle des chasseurs a les serres ouvertes et menaçantes alors que celui du régiment de transmission semble tenir la foudre dans les siennes: on distingue en effet les dards de l’éclair de part et d’autre de ses griffes.

Et c’est aussi ce que nous distinguons sur notre tableau où jaillissent des serres du premier aigle, à gauche, un rayon orienté vers le haut et, à droite, un rayon orienté vers le bas, tandis que les deux autres aigles, qui ont déjà pris de l’avance, tiennent leurs griffes ouvertes pour attaquer l’ennemi.
Ecusson officiel des Nachtjagdgeschwader: un
aigle fondant sur sa proie toutes griffes dehors, sur
fond d’éclair foudroyant la 
Grande-Bretagne

Nous pensons que l’auteur de la mosaïque de « notre » bunker ne s’est pas simplement inspiré des blasons des unités de chasse de nuit et de transmission de la Luftwaffe, mais qu’il les a mis en situation. En effet, à l’inverse des emblèmes héraldiques, les aigles ne volent pas vers le bas comme s’ils avaient l’initiative de l’attaque, mais se dirigent vers le haut pour répondre à l’agression et protéger la population, dans un ciel de nuit rougeoyant d’incendies.

Les hauts faits des chasseurs de nuit interceptant nombre de bombardiers ennemis (traqués également par le système de défense radars-projecteurs Himmelbett) n’ont certes pu que marquer les esprits des civils, principales victimes des « tempêtes de feu » que s’efforçaient d’allumer les Anglo-Américains dans tous les centres urbains. De là, pensons-nous, cette mosaïque sur les murs du bunker. Cette œuvre d’art exceptionnelle constitue dès lors non seulement un vibrant hommage de la population à ses héroïques « chevaliers du ciel », mais aussi un témoignage émouvant de la confiance qu’elle plaçait en leur protection vigilante.

La mosaïque est une forme d’expression artistique peu courante dont ne demeurent, de l’époque nationale-socialiste, que quelques rares exemples. Quand on évoque la mosaïque dans l’art du IIIe Reich, celle qui nous vient immédiatement à l’esprit est sans doute « Le Porteur de drapeau » de la façade latérale de la Poste de Berchtesgaden réalisée par Max Lacher.

Le « Porteur de drapeau » (expurgé de son emblème !),
de Max Lacher, sur le mur latéral du Postamt de
Berchtesgaden
Depuis peu, on peut également contempler à nouveau l’immense et superbe mosaïque d’Ernst Zoberbier décorant le bassin de natation de l’ancien NS-Ordensburg Vogelsang (parc national de l’Eifel), enfin rendu accessible au public en 2009.

Mais les plus monumentales, œuvres de Hermann Kaspar, décorant la Nouvelle Chancellerie de Berlin ont bien entendu été anéanties et n’existent plus que dans quelques livres d’art spécialisés.

« Trois Athlètes entrant dans les vagues », d’Ernst Zoberbier,
à Vogelsang 
(info: www.schwimmbad-volgelsang.de).

Néanmoins, les plafonds de la colonnade de la Haus der deutschen Kunst, à Munich sont toujours visibles et constituent un mince reliquat de l’art de la mosaïque de cet artiste, puisqu’il ne s’agit que de simples panneaux verts bordés d’une grecque rouge en forme de svastikas. Appelé aujourd’hui « simplement » Haus der Kunst, le bâtiment est désormais exclusivement dédié, comme le souligne son site Internet, à l’exploration des « trajectoires de l’art contemporain globales, multifocales, polysémiques et sans limites d’ordre cartographique, conceptuel et culturel », bref à tout ce qu’il rejetait, au moment de sa construction, et qui s’appelait alors simplement Entartete Kunst.
Hermann Kaspar: détail d’un caisson de la colonnade
extérieure de la Haus der deutschen Kunst, à Munich.

À propos des bombardements alliés de terreur sur l’Allemagne, signalons enfin que très précisément septante ans après l’opération « Gomorrhe » qui anéantit Hambourg du 24 au 28 juillet 1943, la ville hanséatique a annoncé l’ouverture, le 1er septembre 2013, du premier musée consacré aux bombardements des populations civiles en Allemagne. Il sera hébergé dans les ruines de l’ancienne cathédrale Saint-Nicolai qui, pour les Hambourgeois, constitue un mémorial de leurs souffrances, à l’instar de la Gedächtniskirche pour les Berlinois. Pour ce faire, les initiateurs du projet ont pris la précaution de se faire assister par un historien britannique, Richard Overy, auteur des livres (non traduits en français) The Air War 1939-1940 (1980) et Bomber Command 1939-45 (1997). Le Professeur Overy a déclaré: « Il est un mythe, en Grande-Bretagne, qui dit que nous avons bombardé des cibles militaires et les Allemands les populations civiles, mais c’est presque exactement le contraire qui s’est passé. Les Allemands ont tenté de bombarder des cibles militaires mais, dès la mi-1941, les Anglais avaient renoncé à cette idée et voulaient plutôt aplatir les centres urbains. Il y a eu plus de gens tués à Hambourg qu’à Dresde, mais personne n’a voulu admettre que l’objectif des bombardements de Hambourg était de créer une tempête de feu et de tuer le plus grand nombre de personnes possible. Il existait une réticence à se focaliser sur ce qui était arrivé aux Allemands après ce qu’eux-mêmes avaient fait aux autres. »

Cette dernière phrase est sans doute destinée à rassurer le « politiquement correct » toujours à l’affût: le musée ne sera pas révisionniste et ne perdra pas de vue l’Holocauste: « A Hambourg, on donnait les appartements des juifs aux familles de bombardés », a encore précisé le Professeur Overy…

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