samedi 13 février 2016

A propos des tueurs fous du Brabant wallon.


On se souvient que, leur enquête pataugeant en pleine mouise, les policiers ne savaient (ne savent toujours pas) quelle orientation donner à leurs recherches sur les « tueurs du Brabant wallon ».

T
ombant sur des fripouilles débiles du quart-monde à la langue bien pendue –la « filière boraine »–, on pensa même pouvoir impliquer… Léon Degrelle !

T
ous ces pauvres types (Michel Cocu, Simon Gevenois, etc.) prétendaient entretenir les meilleures relations avec lui et n’hésitèrent pas à affirmer qu’il finança ces tueries crapuleuses. Contacté en Espagne par la presse, Léon Degrelle ne put que répondre qu’il connaissait de nombreux « cocus », mais que ceux-là, s’essayant à le cocufier en même temps que la police, il se réjouissait de ne pas avoir à les fréquenter !...

A
ujourd’hui que les magistrats se demandent comment prolonger indéfiniment le délai de prescription alors qu’on n’éprouva aucun scrupule ni hésitation, en 1964, pour le prolonger de dix ans pour un seul homme (« Lex Degrelliana »), quelques témoignages originaux paraissent, révélateurs des compétences de nos « James Bond » !

C
’est un ami de Strasbourg, professeur de langue et de littérature grecque et latine, amoureux nostalgique de la prospère « Neustadt », capitale du Reichsland d’Alsace-Lorraine qui nous les présente.



***

Gérald Damseaux, Les Années noires vous intéressent ? Témoignage.
Paris, Société des Écrivains, 2014, 629 p., EUR 26,95, ISBN 978-2-342-02249-0.
www.societedesecrivains.com


Le nom de l’auteur dans le livre, « Le Doul », inspecteur principal à la Sûreté de l’État (SE) où il est entré en 1974, est un surnom. Ses collègues sont très souvent désignés par un surnom (p. 623) et celui de l’auteur, qui a l’habitude de faire attendre le lecteur, est expliqué loin dans l’ouvrage, à un moment où il subit une nouvelle avanie de ses supérieurs: « Doul a Le Douloureux privilège... » (p. 578).

Le titre et la couverture IV annoncent le sujet principal : le WNP (Westland New Post), les tueries du Brabant et les CCC (Cellules Communistes Combattantes). Or, le récit déborde largement l’annonce et prend la forme de mémoires (depuis l’athénée, l’université [Droit] et l’armée [candidat officier de réserve]). Arrivé à la retraite et estimant sa carrière ratée, l’auteur règle des comptes.

Presque tous les membres de la SE sont tournés en dérision : inconséquences, naïveté (dans le renseignement !), ambiguïtés. La cible préférée est l’administrateur général, de 1977 à 1994, Albert Raes : un crétin (p. 81 ; cf. p. 45, 90, 141, 281, 282), mais dont il faut se méfier (p. 76 : recel d’armes). Les autre agents : « abruti complet » (p. 115), « cruche » (p. 196), conducteurs fous (alcoolémie, délits de fuite, rébellions, p. 175)...

Des journalistes sont égratignés, démolis : corrompus tels Walter De Bock, lâchant René Haquin (p. 415) et Serge Dumont du Vif, de son vrai nom Maurice Serfati, juif, informateur de la SE (p. 283-4, 288, etc.), cherchant à couler Le Doul. À la RTBF : Henri Roanne, « apatride d’origine autrichienne », en fait Hans Rosenblatt, juif arrivé en Belgique l’année 1939, dont la demande de grande naturalisation, tardive, ne fut motivée que par l’ambition ; Armand Bachelier (Nathan Seiffmann) a un profil semblable (p. 498-9).

Philippe Moureaux, tout juste ministre de la Justice, visite la SE : la hiérarchie, dans l’extrême urgence, retire toutes les fiches sous ce patronyme. Arrivé au fichier, il demande à consulter sa fiche. « Cet homme de gauche, progressiste entre tous », jubile : la SE ne fiche donc pas les gens de gauche. Visitant ensuite le service de contre-espionnage, le ministre demande ce que la SE sait de tel Soviétique en poste en Belgique ; la fiche mentionne que ce dernier est en contact régulier avec Philippe Moureaux (p. 580-1)…

Le livre suit un ordre chronologique, mais on passe de 1978 à 1986 ; retours en arrière et projections seront dès lors fréquents. Après le chapitre sur les CCC (p. 353 sq.), le récit se concentre sur différentes affaires, l’une après l’autre. La composition fait-elle défaut (je ne parle pas de l’orthographe, souvent fantaisiste) ? L’auteur ne voudrait-il être compris que de ceux qui vont jusqu’au bout d’un récit contorsionné et mettent bout à bout certaines informations ? Le chapitre « Les tueries » (p. 433-8), où l’auteur explique son attente, en grande surface, des tueurs, le vendredi [sic] soir (p. 434), est loin de contenir des révélations.


Sous le couvert de souvenirs amers et de faits rocambolesques, le lecteur découvrira des
allusions, nombreuses et précises, aux « années noires ». Je relèverai ici les plus saillantes.


L’auteur a été traité de « chef des tueurs du Brabant » (p. 244, 249 et 266, par Goffinon et la BSR [Brigade de surveillance et de recherche, Gendarmerie]), de responsable du WNP (par Raes, p. 265-6).

Conclusion provisoire : l’auteur gêne sa hiérarchie, car il sait (p. 255).


L
e WNP ? Le commissaire Christian Smets (« Cricri »), protégé par Raes (p. 338, 560), a des liens étroits avec ce groupe terroriste (p. 216, 334, 338, 344, 348, 349, 553, etc.). Jean Gol, ministre de la Justice, n’a alors pas « fait le ménage » au sein d’une SE « impliquée dans les turpitudes du WNP » (p. 215)
1.

D’autres personnages sont évoqués et rapprochés les uns des autres : Jean-François Buslick (p. 171-6, 229, 242, etc.) ; Buslick, Bouhouche, Beijer et compagnie (p. 307) ; Martial Lequeux du WNP (p. 259) et Bouhouche, Beijer (p. 312, 319). Le BND (Bureau national des drogues, Gendarmerie), l’affaire François et ses suites (p. 317-321).

Les attentats et tueries créaient une tension telle que les pouvoirs de l’État seraient renforcés (p. 389-390, 392). Pour l’auteur, WNP et CCC ont été manipulés et financés. Le Doul se penche sur les irrégularités dans la comptabilité ; exemple avec le Parti Communiste Belge (c’était son domaine à la SE), qui montre la subordination de ce parti à Moscou (p. 616-8) ; application à la SE (p. 611 sq., 621, 627 ; cf. p. 389) : le lien SE, tueries et CCC est plus que suggéré (p. 619-627) par les irrégularités de la trésorerie de la SE 2. Mais s’en prendre au Doul, au baron de Bonvoisin (p. 289, 309, 330) et à d’autres encore pouvait enfumer enquêteurs et opinion publique.


***

Lars BOVÉ, Les secrets de la Sûreté de l’État. Enquête sur une administration de l’ombre.
Tielt, Lannoo, 2015, 351p., EUR 22,50, EAN 9789401425902.

« Je déteste plus que tout les gens qui font la leçon […] ou plus grave encore, ceux qui ne savent pas de quoi ils parlent 3. »

Lars Bové est journaliste, reconnu pour ses investigations. Le titre de son livre, Les secrets de la Sûreté de l’État, annonce clairement son objet, qui ne peut être compris (et justifié) que dans le cadre de la loi sur la transparence et des difficultés de son application.

Q
ue dit la loi ?

La liberté d’accès aux documents administratifs vient des États-Unis (Freedom of Information Act, 1966) et s’est répandue en Europe. La Constitution belge (art. 32) garantit le droit de consultation des documents administratifs, avec des restrictions. Le 11 avril 1994 fut votée la loi fédérale relative à la publicité de l’administration. L’article 6 du chapitre iii précise : « L’autorité administrative fédérale […] rejette la demande de consultation […] si elle a constaté que l’intérêt de la publicité ne l’emporte pas sur la protection de l’un des intérêts suivants […] 4° : l’ordre public, la sûreté ou la défense nationale. » Avec sagesse, le législateur a donc prévu les difficultés, pour les administrations, à communiquer des documents sensibles. Toutefois, après un refus de communication, un recours est possible auprès de la Commission d’accès aux documents administratifs ; cette Commission n’a cependant pas été reconduite en janvier 2013. Le Comité R, quant à lui, créé en 1993 et dépendant du Parlement, est un organe permanent de contrôle des services de renseignement, SE (Sûreté de l’État) et SGRS, son homologue militaire (Service général du renseignement et de la sécurité).

Comment savoir ?

O
n voit la quadrature du cercle : à partir du moment où, même à huis clos, des informations sensibles sont divulguées, le renseignement est mort. Au contraire, pour L. Bové, « la culture du secret ne doit plus être une culture du mystère » (p. 328). Il faut reconnaître à l’auteur de la ténacité et une certaine habileté pour avancer dans son enquête. Comment s’y prend-il pour percer les secrets de la SE ?

I
l donne très vite l’impression de contacts plus ou moins aisés et réguliers avec des membres, en exercice ou retraités, de la SE (p. 20, etc.), au point de commencer un chapitre (p. 162) sans préciser qui parle ; le lecteur y verra la suite du chapitre précédent : « Un membre de la SE se rappelle les faits » (p. 150). On trouve mieux : « Nous croisons dans le hall d’entrée [Boulevard du Roi Albert II, 6] Jaak Raes, le grand patron de la SE en personne. Je lui adresse quelques mots. Il me tend chaleureusement la main et commence directement à me parler des innombrables e-mails que j’ai adressés à son service pour travailler ensemble » (p. 102). Un chapitre entier (p. 292-318) relate la conversation du journaliste avec le grand patron. D’emblée, l’auteur avoue : « Il ne m’a pas fait de grandes révélations » (p. 294). En effet, J. Raes le dit nettement : « Comment un service qui recueille des renseignements doit-il rester discret tout en étant absolument transparent ? » (p. 295). Plus loin : « Je suis un légaliste dans ce domaine. Certaines informations sont tout simplement classifiées et, à côté de cela, la loi prévoit que nous pouvons les partager avec [les personnes qui ont reçu une habilitation de sécurité] » (p. 297).

L’auteur rapporte en détail (p. 113-118) ses contacts avec Stefaan De Clerck, ancien ministre de la Justice (1995-1998 et 2008-2011). « [Les membres de la SE] communiquent trop peu. Ils aiment se cacher derrière toutes sortes de lois [!] liées à la confidentialité » (p. 114). Communication : le grand mot est lâché. Très critique, l’ancien ministre est lucide : « Ils ne sont jamais vraiment transparents, même pas avec le ministre » (ibid.) ! La SE dépend de la Justice. Naïf ? « De Clerck rit [qui a] également demandé : ‘Allez, où se trouve mon dossier ?’ […] À chaque rencontre avec Albert Raes, à l’époque [1995] patron de la SE, il m’a fait sentir que la SE détenait un dossier sur moi […] ce jour-là, j’ai ressenti une immense douleur dans le dos » (p. 115).

Plus sérieusement, il y a la base de données de la SE, à laquelle l’auteur a eu un « accès indirect », par l’intermédiaire de la Commission de protection de la vie privée (p. 119-123 et 217-221), non sans s’interroger sur l’existence de « dossiers réservés » (p. 124).

Que sait-on ?

L. Bové cite de larges extraits d’un rapport du Comité R sur des politiciens « impliqués » (p. 103-110). Un scoop ? Il s’agit de contacts que des ministres ont pu avoir ou de menaces dont ils firent l’objet, mais l’auteur a-t-il raison d’évoquer au préalable « un intérêt mal placé [de la SE] à contrôler les faits et gestes des politiciens élus par la population » (p. 104) ? Le contenu de ces rapports ne peut, à nos yeux, être significatif que croisé avec d’autres informations. Aucun nom propre n’est évidemment retranscrit. L’auteur s’étend sur le Comité R (p. 147-148, 222 sq., etc.), mais le lecteur en retire l’impression que, contre vents et marées du contrôle démocratique, la SE reste égale à elle-même.

L. Bové a l’air d’instruire un dossier à charge, car les critiques négatives de la SE et les doutes sur la légalité de son fonctionnement sont récurrents, certains diront : osés. Quelques exemples. « Un service secret peut sortir un peu des sentiers battus, mais il reste un service public qui doit rendre des comptes » (p. 169). « Les services extérieurs [sur le terrain, par rapport aux analystes des services internes étudiant les données brutes recueillies sur le terrain, p. 333] ne peuvent jamais parler aux journalistes. J’ai dû les rencontrer dans le plus grand secret » (p. 278). « C’est avec l’idée que la culture du secret ne doit plus être une culture du mystère que j’ai commencé cette enquête en 2014 » (p. 328). L’opposition entre secret et mystère est un effet de style (dans un ouvrage qui souffre de quelques négligences de forme : « il ou elle », p. 147, copié de l’anglais ; « … ne sont, bien sûr, pas des agents », p. 165, etc.).

La persévérance de l’auteur lui a fait récolter nombre d’informations. Le lecteur lira sans doute avec profit ce que sont les relations de la SE avec la NSA (National Security Agency, États-Unis) et les services de renseignement de l’Union européenne, comment la SE suit les sectes et encore : le contre-espionnage scientifique et industriel, les menaces nucléaires et bactériologiques, le transfert des technologies, le terrorisme, les rapports avec les magistrats et la police… Le souci louable d’informer est à relever.

L. Bové évoque surtout les vingt dernières années. Il y a des allusions aux années 1980. « Sous la direction d’Albert Raes [1977-1990], la SE a connu ses heures les plus sombres […] Ajoutons toutefois qu’en réunissant des informations cruciales sur les attentats perpétrés par les Cellules Communistes Combattantes (CCC), le service a également enregistré d’importants succès pendant cette période » (p. 53 ; même remarque p. 331). « Dans les années 1980, l’affaire concernant l’implication d’un commissaire de la SE dans le groupe paramilitaire d’extrême-droite Westland New Post a provoqué d’importants ravages au sein du service » (p. 54) 4. Un livre récent, non cité par L. Bové, désigne Christian Smets, commissaire à la SE depuis 1979 5. Simple hypothèse : croiser ce livre récent avec d’autres faits que rapporte L. Bové donnerait plus de précisions. Exemples. « Il subsiste toujours des insinuations selon lesquelles la SE aurait été impliquée […] dans les tueries sanglantes de la Bande de Nivelles, qui ont coûté la vie à 28 personnes dans les années 1980 » (p. 52) 6. Les ennuis du baron de Bonvoisin, mis dans cette perspective, seraient sans doute éclairés 7.

L’enquête montre ses limites. Un lecteur non averti y puisera certes de nombreuses informations ; le contre-exemple vient d’en haut, puisque la plupart des politiques eux-mêmes ne savent pas ce qu’est la SE (p. 23) et telle ministre « a redemandé un rapport secret à la SE, car elle ne le retrouvait plus. Ça les a rendus fous de rage dans le service. La méfiance envers la ministre s’est encore aggravée lorsqu’elle a divulgué un rapport secret de la SE à la presse en 2013 » (p. 116).

L’auteur voulait que la SE ne cultive plus le mystère (p. 328, citée plus haut), il voulait sortir de la quadrature du cercle (respecter la loi de la transparence – ne pas anéantir le renseignement en divulguant une information sensible). Il s’interroge : « Ai-je été capable de percer les secrets du deuxième service de enseignement le plus vieux du monde [après celui du Vatican] ? » Il poursuit : « Je pense que oui. » Le point d’interrogation, cependant, nous semble toujours de mise. Le tableau du fonctionnement de la SE apparaît sombre, le ton est parfois incisif. L’auteur pouvait-il tout dire ? Le dernier chapitre rapporte l’efficacité de la SE lors de la neutralisation et de l’élimination des terroristes à Verviers, le 15 janvier 2015. Ce chapitre est intitulé épilogue : le mot est bien choisi, tourné vers l’avenir.



Picrate.


1  Rappel. Le Soir 23-24.V.1990 : Jean Gol à la Chambre : « Ni la Sûreté ni ses fonctionnaires n’apparaissent comme impliqués dans les tueries du Brabant ».
2  
Cette fois, les responsabilités des tueries et attentats remontent à un ministre, Jean Gol, et au patron de la SE, Albert Raes, ce qui n’était pas le cas dans G. Bouten, Tueries du Brabant. Le dossier. Le complot. Les noms, Bruxelles et Paris, Éditions de l’Arbre, 2009.
3  Jaak Raes, administrateur de la Sûreté de l’État depuis le 28 mars 2014 ; propos recueilli par Lars Bové, Les secrets de la Sûreté de l’État. Enquête sur une administration de l’ombre, Tielt, Lannoo, 2015, 351 p. (p. 317).
4  Cf. p. 81 : « Personne à la SE ne peut infiltrer un milieu undercover, surtout après le cauchemar que la SE a vécu avec l’affaire précédemment citée du Westland New Post. »
5  Gérald Damseaux (ancien inspecteur à la SE), Les années noires vous intéressent ? Témoinage, Paris, Société des Écrivains, 2014, 629 p. (spéc. p. 216, 334, 338, 344, 348, 349, 553). Voir notre recension ci-avant, p. 16-17.
6 Voir Damseaux [n. 3], p. 619-627.
7  Ibid., p. 289, 309, 330.

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